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La sœur de Cindy avait organisé un service funèbre. Comme elle ne connaissait ni Pike, ni Jon Stone, ni les anciens amis de Frank, aucun d’eux ne fut invité. Cole l’apprit en lisant la nécrologie de la famille Meyer, publiée sous forme d’encadré dans un article du Los Angeles Times consacré à la guerre des gangs d’Europe de l’Est, à la mort de Milos Jakovic et à la triple condamnation à perpétuité de Michael Darko pour les meurtres d’Earvin Williams, de Jamal Johnson et de Samuel Renfro, ainsi que pour tous les crimes commis par ceux-ci sur ses ordres. Il n’y aurait pas de procès. Darko avait accepté de plaider coupable pour éviter la peine de mort. La nécrologie précisait qu’une messe du septième jour dédiée aux Meyer aurait lieu à l’église méthodiste unie de Westwood le dimanche suivant.
Cole montra du doigt l’encadré :
— Tu devrais y aller.
— Je ne sais pas.
Pike en parla à Jon Stone et lui demanda s’il irait. Stone refusa, non par indifférence vis-à-vis de Frank, mais parce qu’il détestait les funérailles. Ce genre de cérémonie le déprimait tellement qu’il s’y présentait toujours ivre.
Pike décida de s’y rendre. Il portait un costume noir sur une chemise noire et une cravate noire. Frank, Cindy, Frank junior et Joey étaient chacun représentés par une photographie au format poster fixée sur un chevalet, de part et d’autre d’un énorme agrandissement qui les montrait en famille.
L’assistance se composait majoritairement de parents de Cindy, mais il y avait aussi là un nombre significatif de personnes qui avaient connu les Meyer à l’école, au travail ou encore à l’église. Deux cousins de Frank avaient fait le déplacement, des hommes apathiques aux mains abîmées et à la peau rugueuse, qui trimaient sans doute dur pour joindre les deux bouts. Ils n’étaient là que pour accompagner la mère de Frank – une femme obèse, d’un milieu extrêmement modeste, qui avait du mal à marcher. Assise sur un banc du premier rang, elle semblait aussi mal à l’aise que les deux cousins, comme si elle avait conscience de ne pas être à sa place. Ses vêtements étaient de mauvaise qualité, sa coiffure ne payait pas de mine. Sitôt la cérémonie terminée, elle s’en retournerait vers sa caravane à San Bemardino.
Pike se présenta et lui tendit la main.
— Frank était mon ami. On a servi ensemble.
— C’est terrible. Je ne sais pas ce que je vais devenir.
— Je suis navré pour votre fils.
— Je ne sais pas ce que je vais devenir.
Pike serra d’autres mains. Chaque fois que quelqu’un lui posait la question, il répondait qu’il avait servi avec Frank, mais sans dire où ni quand, sans donner le moindre détail. Tous ces gens avaient connu le Frank qu’ils voulaient connaître – le Frank que Frank et Cindy avaient voulu qu’ils connaissent. Cela ne posait aucun problème à Pike.
Il partit au milieu de la cérémonie et se rendit devant la maison des Meyer. Le ruban jaune avait été retiré, et quelqu’un avait fait remplacer la porte d’entrée. Un écriteau À vendre était planté sur la pelouse.
Après avoir ôté veste et cravate, Pike retroussa les manches de sa chemise. Il franchit le portail latéral, contourna le bâtiment par l’arrière et s’arrêta sous le gigantesque érable, au bord de la piscine lisse comme un miroir. Les proches de Frank et de Cindy viendraient bientôt arpenter la demeure pour se partager les souvenirs et régler la question des affaires de la famille. Pike alla jusqu’à la porte-fenêtre mais n’entra pas. Il avait eu ce qu’il voulait. Il scruta l’intérieur de la maison de son ami, puis il se retourna vers la piscine et les arbres. Il n’eut aucun mal à imaginer Frank projeter ses fils en l’air, mais cela ne fit rien pour atténuer son chagrin.
Pike regagna sa Jeep et partit vers l’océan. Il prit Sunset Boulevard dans le sens ouest-est, traversa Brentwood et les Palisades pour rattraper la Pacific Coast Highway, remonta le long de la côte jusqu’à Malibu. L’océan gris était criblé de voiliers et de surfeurs venus s’amuser le temps d’un week-end.
Pike lança sa Jeep à l’assaut de Malibu Canyon et roula un certain temps, jusqu’à laisser loin derrière les gens et les maisons. Il emprunta une voie coupe-feu en gravier et finit par atteindre un promontoire perdu dans les collines, sans âme qui vive en vue. Pike coupa le contact, descendit de sa voiture et fit quelques pas.
Un soir, quatre hommes que Frank Meyer ne connaissait pas et avec qui il n’avait jamais rien eu à voir avaient attaqué sa maison. Ces hommes avaient tué Frank, sa femme, ses enfants, et tout ce qui lui était cher. Il ne restait plus rien de Frank, hormis la façon dont il avait vécu et dont il était mort.
Les empreintes digitales de Frank Meyer avaient été retrouvées sur le pistolet d’Earvin « Moon » Williams. L’autopsie de ce dernier avait par ailleurs révélé une rupture du ligament cubital collatéral ainsi que des fractures au cubitus et au radius. La fracture du radius, de type « bois vert », avait tellement endommagé les tissus périphériques qu’un flot de sang s’était déversé dans la cavité articulaire jusqu’au moment du décès de Williams. C’était ce souvenir-là que Pike voulait conserver de Frank. Même empâté, hors de forme et sur la touche depuis plus de dix ans, il avait cherché à protéger sa famille en défiant une force supérieure et perdu la vie au combat. Frank le Tank jusqu’au bout.
Pike retourna à sa Jeep et ouvrit une boîte posée sur la banquette arrière. Il en sortit son Python 357 et trois chargettes rapides. Deux d’entre elles contenaient six balles et la dernière moitié moins.
Pike leva le Python, appuya à six reprises sur la détente, puis rechargea le barillet. Après avoir tiré six autres balles en succession rapide, il rechargea à nouveau le barillet, tira encore six balles et y plaça pour finir les trois balles de la dernière chargette, qu’il tira. Vingt et un coups au total.
— Adieu, Frank.
Pike rangea le Python et entama son long trajet de retour.